Silvano
— Il a appelé, me dit Siviero.
— J’arrive tout de suite.
Vingt minutes plus tard, j’entrai dans la blanchisserie. Daniela me fit signe d’aller dans l’arrière-boutique. Siviero fumait, assis sur une chaise en métal.
— Demain à minuit à l’angle de la rue Don Bosco et de la rue Don Pessina, me dit-il.
— On se voit demain chez toi à l’heure du déjeuner. Tâche de pas venir les mains vides.
— Et vous, rappelez-vous de notre accord : vous dégagez pour toujours de notre vie.
— Je suis un homme de parole, moi.
Je rentrai et téléphonai à Ivana Stella.
— En faisant ton numéro, j’avais les mains qui tremblaient, mentis-je, chargeant ma voix d’émotion.
— Pourquoi ?
— J’ai peur que t’aies changé d’idée.
— Non, mon amour. J’ai hâte de t’embrasser à nouveau.
— Tu veux venir chez moi demain après-midi ?
— Bien sûr. À quatre heures, ça te va ?
— Très bien.
Je dormis bien. Un sommeil de plomb sans rêves. Après la douche, je me rasai avec un soin particulier. Avec les petits ciseaux, j’éliminai quelques poils qui sortaient des oreilles. J’exhumai même un après-rasage que je n’utilisais plus depuis des lustres.
Siviero, lui, avait un aspect négligé. Je m’en aperçus tandis qu’il descendait de son tout-terrain et qu’il entrait dans le bar. Je le suivis jusqu’à la blanchisserie. Quand la première cliente arriva, je remis le moteur en route et me dirigeai vers chez lui.
Daniela ne fit aucun commentaire quand elle me vit poser par terre un sac en toile, long et étroit.
— Un café ? me demanda-t-elle sur un ton déplaisant.
Elle portait le déshabillé et les bas de l’autre fois. Celui qui couvrait sa jambe gauche faisait des plis à la hauteur du genou. Aux pieds, elle avait de ridicules pantoufles à talons. La seule trace de maquillage, c’était un rouge à lèvres vulgaire.
— Non, pas aujourd’hui, répondis-je en regardant autour de moi.
La télé que j’avais détruite avait été remplacée par une plus petite. Le tableau au-dessus de la cheminée avait disparu.
— Je veux que tu prennes un bain.
Elle haussa les épaules.
— Comme vous voudrez.
Je l’observai tandis qu’elle remplissait la baignoire et versait une grande dose de bain moussant. Puis elle se déshabilla et entra dans l’eau. Je fermai la porte et visitai les autres pièces de la maison. Il y en avait une, pas très grande, qui était parfaite pour ce que je voulais faire. Elle était meublée d’un lit à une place, d’une commode et d’une chaise. Je tirai les meubles au fond et allai au rez-de-chaussée prendre le sac, puis remontai. Je l’ouvris et sortis de grands rouleaux de plastique, semblables à ceux dont on se sert pour peindre. J’en étendis un sur le sol et les autres, je les accrochai aux murs avec de l’adhésif.
— L’eau refroidit, me dit Daniela agacée quand je revins dans la salle de bains.
Je lui tendis un peignoir et la conduisis dans la chambre. Quand elle la vit tapissée de plastiques, elle essaya de s’échapper mais je la poussai à l’intérieur.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle avec effroi.
Du sac, je sortis un manche de pioche et la frappai aux genoux. Elle tomba. Je continuai à frapper jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse. J’examinai ses contusions. C’était pas encore assez. Je me relevai et ciblai. Rotules, tibias, fémurs. Ses os se rompirent les uns après les autres. Je m’assis et attendis. Au bout de presque une heure, elle rouvrit les yeux et commença à se plaindre. Je me penchai sur elle.
— T’as déjà vu le noir, l’obscurité ? demandai-je.
— Maman, au secours, murmura-t-elle doucement.
Je la saisis par les cheveux. Ce mouvement brusque réveilla sa douleur. Elle ouvrit la bouche pour hurler mais elle n’en eut pas la force.
— Je t’ai demandé si t’as déjà vu le noir.
Elle me regarda avec un regard éteint, voilé.
— Au secours, appelle à l’aide, je t’en supplie.
Je la frappai au thorax avec le bout du manche en mesurant ma force pour ne pas la tuer tout de suite. Je m’assis à nouveau et attendis. Elle revint à elle par deux fois mais elle ne parla pas du noir. Elle cherchait le réconfort de sa mère. J’avais lu quelque part que c’était surtout les soldats en guerre qui invoquaient leur mère pendant l’agonie. Elle n’appela jamais son mari. Un peu avant 13 h, je m’assis sur le divan du salon. Siviero arriva quelques minutes plus tard, une valise en cuir à la main. Il posa les clefs de chez lui et celle de la voiture dans une coupelle. Des gestes coutumiers et routiniers. Les mêmes que les miens.
— Daniela ? appela-t-il à voix haute.
— Elle est dans la chambre.
Il posa la valise sur la table. Il me montra l’argent. Des dollars.
— Et le passeport ?
Il le prit dans une poche latérale. Il manquait la photo. Il était au nom d’un certain Pietro Andréa Bertorelli.
— Donnez au moins ça à Raffaello. C’est la copie d’un vrai, il est indétectable.
— Qui de vous deux a tiré sur ma femme et sur mon gamin ?
— Raffaello, répondit-il en essayant d’être convaincant. On était complètement camés et il a pété les plombs.
Puis il regarda vers l’escalier.
— Comment ça se fait que Daniela descend pas ?
— Elle doit être dans la salle de bains.
— Je monte voir.
Dès qu’il se retourna, je le frappai à la nuque avec un bas de laine plein de pièces d’un euro. Il s’affaissa à terre, évanoui. Je pris le manche de pioche et lui massacrai le dos, à la hauteur des premières vertèbres. Je le mis sur mes épaules et le transportai dans l’escalier jusqu’au palier. Je le traînai ensuite par les pieds jusque dans la chambre. Je le fis revenir à lui en l’aspergeant d’eau froide. La première chose qu’il vit, ce fut sa Daniela. Il tenta de se remettre debout pour lui porter secours mais ses jambes ne répondaient pas. Seul le haut de son corps était encore en vie.
— Tu l’as tuée.
— Pas encore. Je voulais que tu la voies mourir.
— T’es taré ! hurla-t-il de toutes ses forces.
Je giflai Daniela pour la réveiller. Elle se remit à geindre.
— Alors, t’as vu le noir ? lui demandai-je pour la énième fois.
Elle dit quelque chose mais que je n’arrivai pas à entendre parce que Siviero se mit à hurler :
— Mais c’est quoi cette histoire de noir ? Fous-lui la paix et appelle un toubib ! Elle a rien à voir dans tout ça, sauve-la, je t’en supplie !
Ce fut à cet instant précis que mon cri réussit à se libérer :
— C’est tout noir, Silvano. Je vois plus rien, j’ai peur, j’ai peur, aide-moi, c’est tout noir.
Je hurlai, je hurlai et le manche se levait au-dessus de ma tête et retombait sur leurs corps. Quand le silence revint, il ne restait que du sang. J’écoutai les battements de mon cœur, ma respiration. Le cri n’y était plus. Il avait disparu. Ma poitrine se soulevait avec légèreté.
Je me déshabillai et jetai mes vêtements sur les plastiques qui recouvraient le sol. J’allai dans la salle de bains prendre une douche. Je sortis mes affaires de rechange du sac et les enfilai calmement. Ivana Stella n’arriverait pas chez moi avant 16 heures.
J’arrachai les plastiques des murs et avec une attention toute particulière enveloppai les corps et le manche de pioche, me servant de l’adhésif pour fermer les paquets. Je les traînai dans l’escalier jusqu’en bas, jusqu’à la porte du garage derrière la maison.
Je récupérai ensuite les clefs dans la coupelle et partis.
Je m’arrêtai dans un bar pour manger un panino au saucisson et au fromage. Et boire un verre de vin rouge. Chez un caviste, j’achetai deux bouteilles de vin blanc d’excellente qualité et une bouteille de cognac pour étancher la soif d’Ivana Stella. Une note salée que je payai avec ma carte bleue. Je continuai à oublier de retirer un peu de cash.
À la maison, je pris une autre douche. À cette heure-là, à la télé, il n’y avait rien de passionnant. Pour passer le temps, je collai les points d’achat du supermarché sur le carnet. Désormais j’en avais accumulé pas mal, et je pouvais déjà retirer un mixeur ou un sèche-cheveux. Je feuilletai le catalogue à la recherche d’un cadeau plus intéressant.
Ivana Stella sortait juste de chez le coiffeur. Elle me salua d’un léger baiser sur la bouche. Elle était embarrassée ; elle entrait chez un homme dans le seul but de prendre son pied. Je la fis asseoir et lui offris un verre de vin frais à point. Je remarquai qu’elle regardait autour d’elle.
— Ça se voit que c’est l’appartement d’un homme seul. Il faudrait une femme de goût pour le transformer.
Elle en profita pour visiter les lieux et pour faire quelques suggestions. Couleurs, tapisserie, carrelage, mobilier. Quand elle entra dans la chambre, elle me fit remarquer que la tête de lit en cuivre jaune était un peu démodée.
— Mais le matelas est tout neuf, dis-je en l’enlaçant par-derrière.
Elle me demanda de baisser les volets roulants.
— Tu préfères l’obscurité ?
— Non. Juste pour cette fois. J’ai peur de ne pas te plaire.
Je l’aidai à se déshabiller. Lorsque je défis son soutien-gorge, elle se raidit. Avec Ivana Stella, il fallait de la patience. Je fus tendre et prudent. Puis, je la pénétrai et la fis jouir.
Nous restâmes enlacés pendant un bon moment, mêlant sueur, baisers et paroles dénuées de sens. Je me levai deux fois pour aller lui chercher à boire. Du cognac. Après l’amour, elle le préférait au vin.
Elle regarda sa montre.
— Il faut que j’y aille, dit-elle en soupirant.
— Tu veux pas prendre une douche ?
— Si, merci.
Tandis qu’Ivana Stella se lavait, par curiosité je fouillai dans son sac. Je voulais mettre mon nez dans ses affaires. Dans son porte-monnaie, je trouvai une photo de sa fille et une petite feuille avec une poésie bête et pleine de fautes de grammaire, signée par un certain Antonio. Sans doute un de ses détenus adorés.
— Ça t’a plu ? me demanda-t-elle sur le pas de la porte.
— Beaucoup.
— C’est la première fois que je le fais depuis que mon mari m’a quitté.
Par la fenêtre, je l’observai monter dans sa petite Mercedes. Sur son visage s’affichait une expression de bonheur.
— Profite bien de ce moment, pensai-je. Ça va pas durer.
Je sortis de chez moi peu de temps après. Je laissai la voiture à la gare et me fis emmener en taxi au coin de la rue San Domenico. La petite maison des époux Siviero était plongée dans le noir, et tout le quartier était désert et silencieux. On entendait seulement des chiens qui aboyaient à mon passage. J’ouvris le portail, amenai le tout-terrain derrière la maison et chargeai péniblement les corps dans le coffre. Je fermai toutes les fenêtres pour donner l’impression qu’ils étaient partis et je pris la valise en cuir avec les dollars et le passeport.
Je conduisis lentement jusqu’à la décharge que j’avais visitée quelques soirs auparavant. Je m’enfonçai au milieu des monticules de détritus jusqu’à l’endroit que j’avais repéré. Je creusai une seule et unique fosse, pas très profonde. C’était pas la peine. Tous les jours, les camions de ramassage y déchargeaient des tonnes de déchets.
J’abandonnai le tout-terrain du côté d’un hôtel où il y avait toujours quelques taxis en attente. Le chauffeur mit la valise dans le coffre.
— Vous partez ou vous arrivez ? me demanda-t-il sans curiosité, juste histoire de bavarder.
Bonne question. Je mâchai quelque chose d’incompréhensible et montai.
Une demi-heure plus tard, j’étais déjà en place rue Don Bosco. Raffaello Beggiato arriva avec quelques minutes d’avance. Je le laissai fumer jusqu’à ce que minuit sonne.
— Putain de merde, mais c’est Contin ! lança-t-il quand il me vit.
— C’est bien moi. Siviero ne viendra pas.
— C’est qui, Siviero ?
J’éclatai de rire.
— Fidèle aux règles du milieu jusqu’au bout, hein ?
Il regarda autour de lui.
— Je m’attendais à voir se pointer les flics, j’en ai semé deux qui me suivaient y’a deux minutes, mais toi, c’est une vraie surprise.
— Aucun flic. Seulement toi et moi.
— Comment t’as fait pour retrouver Siviero ?
— Ça, c’est pas ton problème.
— Il est où, là ?
— Je présume qu’il s’est tiré avec ton fric.
Il secoua la tête.
— Impossible. Tu l’as fait boucler ?
— Non.
— Et qu’est-ce que tu fous là, d’abord ?
— Je suis venu t’annoncer que ton rêve de partir loin s’est évanoui. T’es foutu, Beggiato. J’espère que le cancer va te tuer à petit feu.
Je me retournai et me dirigeai vers ma voiture. Si le meurtrier d’Enrico et de Clara avait su que ses dollars et que son passeport se trouvaient dans mon coffre, il m’aurait sauté dessus pour essayer de les prendre. Mais il se borna à planter son regard dans mon dos. Je sentais sa haine. Et ça me faisait jouir.